5.2.12

Virginie ROCHETTI, 3 février 2012


Retour sur l'accrochage dans Hublots du soir
Homme-oiseau, fusain et acrylique sur papier , 220 x 145 cm

Broder est une activité répétitive et fastidieuse. Comme telle, elle détient un pouvoir hypnotique, anesthésiant, étonnamment indispensable à la vie moderne. Fascinée par l’idée des dames en leur château brodant, solitaires, les exploits de leurs amants tant attendus, peut-être influencée aussi par « Sœur Anne ne vois-tu rien venir ? Elle se piqua au fuseau d’un rouet, Guillaume guerroyait au loin... » Je rêvais souvent de ce bout de tissus rescapé des siècles. Broder est une activité répétitive et affolante. Un fantasme de total maîtrise d’un matériau fuyant et mou. Doux et délicieux. Un fantasme de sensualité au bout d’une piqûre d’aiguille.


Crève-cœur, broderie sur lin, 24 x 41 cm

Les contes, et puis aussi la fée « Lorsque vous entendrez la fée Clochette, Tournez la page... » L’histoire de la Tapisserie de Bayeux est moins romantique. Composée par un artiste et brodée par les ouvriers d’un atelier de broderie, elle n’en possède pas moins un pouvoir évocateur impressionnant.
 
Évocation instantanée du drap de lit, du trousseau de la mariée brodé de son chiffre qui est en réalité une lettre. Sa lettre au pied de laquelle allongée sur le dos, elle ... mais je m’éloigne. Broder. Je m’y adonnai, comme d’une drogue. Chaque jour écoutant la rumeur du monde à la radio transcrivant et dessinant les images vues dans les journaux, je m’adonnai à l’aiguille.

Broder est une activité répétitive et minutieuse. L’accumulation des petits points, on pourrait dire des détails, produit la forme globale qui bizarrement restitue le dynamisme et le geste du dessin. C’est une activité de contradiction. C’est une activité du choc. Choc de la technique (ancestrale) avec les moyens des technologies modernes : une brodeuse pilotée par un PC [voir plus loin]. Choc des sujets avec le sujet : la « douceur féminine » et la violence du monde. Le caché, l’intime de la maison (la haute tour du château) et le total extérieur des souffrances qui ne me concernent pas. J’aime pas mon espèce, je nous trouve sales et puants. Pas drôles. Je préfère regarder le linge tourner par le hublot de la machine à laver. Du plus grand désordre apparent surgit le motif de fond, stable, violence et destruction inexorable. À la fin, lueur d’espoir « Entrez dans la seconde vie », un univers virtuel aussi con que le vrai.
 
Solide et qui ne vacille pas.

Un vermisseau je vous dis ! se tortille en remuant les fesses. Ça va pas loin. Allons pas de mauvais esprit ! brode chérie. Et laisse bien ton cul sur sa chaise. Des fois qu’il s’échaufferait trop au spectacle du monde. Le dessin aussi, stable et rassurant. Traversée du temps de Léonard de Vinci à Picasso, et Alechinsky.  Brode, soit sage.

Broder comme aussi raconter toutes ces histoires, le monde qui irrupte et qui éructe jusque dans mon atelier avec ses corps en morceaux et ses visages recousus, autant de cicatrices à reporter sur la toile pour mieux les apprivoiser. Les corps en morceaux raccommodés, les chairs dévastées étalées aux pages des journaux, ils me hantent la nuit. Je les couds le jour. Les chairs encore, viandes à l’étalage ont pris la suite de la Tapisserie de Bagnolet. Steaks, entrecôtes et boudins, bien rangé en barquettes publicitaires que je brode à petits points comme autant de natures mortes. La violence est partout présente et le fil de la toile une sorte de rempart contre les pommes empoisonnées.


L'organe du pouvoir, broderie sur lin, 41 x 24 cm 
L'organe de l'oubli, broderie sur lin, 41 x 24 cm 

Broder encore pour rassembler, coudre ensemble tous ces morceaux de moi éparts, éclatés en divers coin de mon travail, partagés entre peinture sur la feuille du journal, installations et objets à histoires parlants la langue de mon goût des mots, et performances avec mes complices poètes (Fabienne Yvert et Jacques Rebotier notamment).
 
Se recentrer pour mieux décadrer le regard.
La langue pour coudre aussi les mots entre eux. Pas bougé ! Sage !






Pour compléter, deux albums présentant des oeuvres brodées :

(avec Fabienne Yvert - au Hublot le 16 mars prochain)

et
 

A propos de ce dernier travail, "La Tapisserie de Bagnolet", quelques mots de Virginie Rochetti (ce n'est pas elle sur la photo du lecteur...) dans une vidéo réalisée à l'occasion d'une exposition à l'Espace d'art contemporain Eugène Beaudouin d'Antony :